Dante Sanjurjo
Laurent Gbagbo attise la haine interethnique et soustrait le pays aux regards étrangers. Pour relancer la guerre avec un blanc-seing de la France ?
Le Président ivoirien, Laurent Gbagbo, semble préparer la reprise des hostilités contre les rebelles des Forces nouvelles, qui contrôlent le nord du pays depuis octobre 2002. Sauvé in extremis par l’interposition des troupes françaises, Gbagbo a dû, en janvier 2003, signer les accords de paix de Marcoussis, préparés par la France et adoubés par les Nations unies. Ingrat, Gbagbo en a, depuis, empêché la mise en oeuvre en jouant tantôt la réconciliation, tantôt la provocation, en limogeant, par exemple, le mois dernier, trois ministres de l’opposition.
Depuis 2002, l’armée régulière, les Fanci, s’est rééquipée, a recruté des milliers d’Ivoiriens Bété ­ l’ethnie du Président ­, et certains officiers rêvent de revanche. Signe inquiétant, Gbagbo et son clan ont, ces dernières semaines, multiplié les efforts pour soustraire le pays aux regards étrangers. La tension est montée d’un cran avec le massacre, les 25 et 26 mars, d’opposants à Abidjan. Entre 120 et 200 personnes ont été tuées quand la répression d’une manifestation a tourné à la chasse aux opposants de Gbagbo, aux étrangers et aux membres des ethnies du Nord. Aux côtés des Jeunes Patriotes, miliciens fidèles à Gbagbo, la police et l’armée ont participé aux meurtres, vols et passages à tabac. L’enquête de l’ONU conclut à une « opération planifiée » par « les plus hautes autorités de l’État » . La tuerie a cessé quand les médias étrangers et les militants des droits de l’homme ont alerté l’opinion internationale.
Ce sont ces empêcheurs de massacrer en rond que Gbagbo semble vouloir réduire au silence. Les journalistes de la presse d’opposition subissent censure, arrestations, menaces de mort, agressions et détentions arbitraires. Les journalistes occidentaux hésitent désormais à se rendre à Abidjan, où la chasse aux Blancs, aux journalistes et aux étrangers est sporadiquement ouverte. La BBC, Reuter’s et Associated Press, entre autres, ont déménagé leur siège régional vers des pays voisins. En octobre 2003, le reporter de RFI Jean Hélène était abattu par un policier, tandis que le journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer est porté disparu depuis avril 2004. Le dernier à l’avoir vu vivant est Michel Legré, beau-frère de Simone Gbagbo, l’influente femme du Président. Arrêté, il a mis en cause huit proches du clan présidentiel. La justice ivoirienne ne les a pas interrogés, et a empêché un juge d’instruction français de les auditionner. Quand on sait que Kieffer enquêtait sur divers sujets d’économie, on peut craindre qu’il ait payé cher sa curiosité. Les défenseurs des droits de l’homme sont également persécutés par le gouvernement. Menacés de mort, ils s’exilent ou n’osent plus parler à visage découvert. Pourtant, les violations des droits de l’homme font partie du quotidien des Ivoiriens du Sud : racket par les Fanci, vols, passages à tabac, intimidation par les Jeunes Patriotes. « Tous les quartiers, témoigne un militant des droits de l’homme, ont depuis des années leur assemblée de rue où sont lancés des appels à la haine, au meurtre et à la xénophobie. Cela fonctionne comme la radio Mille Collines au Rwanda [avant et pendant le génocide, NDLR] ». Le pouvoir suscite-t-il des violences ethniques ? « Si l’on n’y prend garde, nous allons sans aucun doute vers des situations difficiles » . La Côte d’Ivoire d’aujourd’hui n’est pas le Rwanda de 1994, mais on y retrouve un pouvoir qui attise la haine entre ethnies ­ ici, grâce au principe raciste d’ivoirité ­ et des milices qui intimident les opposants et agissent, comme les policiers et les militaires, dans l’impunité. La semaine dernière, ces milices ont caillassé l’ambassade de France et agressé Français et personnels de l’ONU en plein Abidjan, sous l’oeil impassible des forces de sécurité. De plus, au sein du clan présidentiel, les extrémistes, dont Simone Gbagbo, ont une influence certaine. Comme la faction Hutu Power au Rwanda.
Enfin, on peut s’interroger sur le jeu trouble de la France, qui ne condamne jamais que très mollement le régime ivoirien. Chirac a même « bien amicalement » invité son « cher ami » Gbagbo aux commémorations du débarquement de Provence, en août prochain. D’ici là, la situation peut dégénérer. En juillet, beaucoup de Français rentreront au pays pour les vacances. Une provocation suffirait alors à mettre le feu aux poudres. Gbagbo ne pourra pas attaquer de front les Français qui tiennent la ligne de cessez-le-feu. Mais, en cas de forte déstabilisation du sud du pays, les forces françaises et de l’ONU pourraient se faire déborder par des « éléments incontrôlés ». Gbagbo cherche des soutiens aux États-Unis, et, s’il reprenait le contrôle du nord du pays, il s’imposerait comme partenaire incontournable. À défaut de pouvoir se débarrasser de ce chef de clan incontrôlable, jusqu’où la France est-elle prête à aller pour conserver de bonnes relations avec lui ?